JEUNESSE - Littérature pour la jeunesse

JEUNESSE - Littérature pour la jeunesse
JEUNESSE - Littérature pour la jeunesse

Les livres pour les jeunes (le mot jeunes, dans cette expression, désigne globalement tous les lecteurs qui n’ont pas encore atteint l’âge adulte) constituent un domaine si paradoxal que la recherche, semble-t-il, hésite à s’y engager. Les auteurs y sont nombreux, mais, à l’exception de quelques artistes universellement célèbres, personne ne connaît leur nom. Les individualités, ici, s’effacent au profit d’entités collectives nommées «collections» qui jouent, comme disent les éditeurs, le rôle de «tracteurs». Littérature sans auteurs, c’est aussi une littérature sans public, ou en tout cas sans public stable: ses lecteurs commencent à la lire avant de savoir lire, et ils l’abandonnent sans crier gare, dès que possible.

1. Problèmes de méthode

Le secteur paraît bien délimité. Il regroupe des œuvres conçues pour satisfaire les diverses classes d’âge qui composent l’enfance et l’adolescence.

Mais ici commencent les difficultés. Comment connaît-on leurs goûts et leurs besoins? Par les enfants eux-mêmes? Mais sont-ils en mesure de les formuler? Par les adultes? Mais que savent-ils, le plus souvent, de cette jeunesse qui n’est plus la leur? Nouveau décalage: les consommateurs ne sont pas les payeurs. Les uns achètent des livres qu’ils ne lisent pas. Les autres lisent des livres qu’ils n’auraient peut-être pas achetés.

D’autres pétitions de principe concernent la nature même de ces publications protéiformes. Contes, romans, poèmes, brefs récits ou interminables suites, que sont-elles au juste? S’agit-il d’un genre ou d’un registre? Si cette production s’adresse à un âge qui est par essence celui de l’éducation, ne vaut-il pas mieux la rattacher à la pédagogie ?

Ces incertitudes, choisies entre beaucoup d’autres, expliquent la situation paradoxale qui est faite à cette littérature dans ce dernier quart du XXe siècle. C’est à peu près partout un secteur en pleine expansion (à titre d’exemple, il représente, pour la France, entre 1960 et 1970, une moyenne de 10 p. 100 du chiffre d’affaires global de l’industrie du livre, avec 38 millions d’exemplaires par an, qui correspondent à 2 600 titres, dont 800 nouveaux), et, pourtant, sauf en quelques pays – les États-Unis, l’Angleterre, l’U.R.S.S. et les démocraties populaires –, il n’intéresse guère la critique. Journaux et revues n’en rendent compte qu’exceptionnellement. Même indifférence chez les historiens de la littérature. Les rares essayistes qui s’y risquent achoppent dès le départ sur un problème irritant, généralement considéré comme insoluble: celui du premier livre pour enfants. Quel est-il? Les Contes de ma mère l’Oye ? Robinson ? Faut-il situer plus tard la naissance de ce genre hybride, y voir le fruit des amours peu ordinaires de Lewis Carroll et de Mme de Ségur, née Rostopchine?

Quand on examine de plus près ces paradoxes, sans oublier ces décevantes tentatives de datation, on s’aperçoit que le véritable facteur d’incertitude n’est pas dans la littérature de jeunesse, mais dans les critères d’appréciation utilisés ici et là. Pour l’un, le livre destiné aux enfants, c’est le récit merveilleux ou moralisateur, pour l’autre, c’est une histoire d’animaux, etc. En somme, chacun projette dans le passé l’idée qu’il se fait des livres pour enfants, ce qui explique que, parfois, il en trouve beaucoup et, d’autres fois, peu ou point.

Pour étudier correctement ce domaine, et peut-être pour le distinguer dans toute son ampleur, il faut renoncer à la notion purement littéraire de «genre», et s’accrocher à un autre type de réalités: celle des publics concernés par cette littérature et de la fonction qui, d’une époque à l’autre, lui est assignée.

C’est là, du même coup, poser la question des méthodes. Seule une étude interdisciplinaire peut cerner ce domaine singulier, adapté à ces êtres en continuelle transformation que sont les enfants, et qui se situe au point de concours d’un grand nombre de sciences humaines: histoire, sociologie, folklore, psychologie, psychanalyse, pédagogie, sémiologie, anthropologie...

2. Littérature enfantine de voie orale

Dès que l’on adopte cette perspective, on découvre que la littérature enfantine, qui passe pour jeune, est en même temps très âgée, ce qui n’est pas surprenant, car les enfants sont une réalité aussi ancienne que l’humanité. Le besoin et l’envie de raconter des histoires à la jeunesse, pour l’intéresser sans doute, mais surtout pour transmettre l’expérience collective, sont nécessairement contemporains des premières activités culturelles de l’espèce humaine. Ainsi s’explique que chaque peuple dispose d’une importante littérature de voie orale, répertoire d’une richesse fabuleuse, dont on commence à peine l’inventaire. Ce trésor se compose de textes brefs, en vers rimés ou assonancés, les formulettes, ou plus longs, coupés de refrains, les contes.

Les formulettes sont plus spécialement consacrées aux premières découvertes et aux divers apprentissages de l’enfant. Elles les consolident avec des rites et des jeux, liquident ses tensions en lui apprenant à chanter, à danser et à rire, et le mènent ainsi, d’initiation en initiation, jusqu’à l’âge adulte. Ce sont, par exemple, les nursery rhymes , en Angleterre, les filastrocche en Italie, les rondes ou les comptines en France.

Les contes, qu’on aurait pu croire traditionnellement réservés aux enfants, étaient au contraire, nous apprennent les folkloristes, destinés aux adultes. Une seule exception: les contes qui finissent mal pour le personnage sympathique, encore appelés «contes d’avertissement», dont l’exemple le plus illustre est Le Petit Chaperon rouge. Ne nous hâtons pas de conclure, comme on le fait souvent, à quelque cruauté naturelle de l’enfance. Si ces contes finissent mal, c’est qu’ils sont fonctionnels. Leur fonction, précisément, est d’effrayer les enfants, de les mettre en garde contre les dangers auxquels ils sont exposés dans l’univers encore mal maîtrisé qui est le leur: l’eau, le feu, la forêt, le loup.

Autre type de contes qui semblent avoir été très tôt adoptés par la jeunesse: les contes d’animaux. L’enfant sympathise volontiers avec un certain nombre de bêtes, domestiques ou non; proches de lui par la taille et vivant en quelque sorte à sa hauteur. Elles lui apparaissent comme des intermédiaires ou des intercesseurs entre son âge et le monde adulte.

Mais ce répertoire oral n’est-il pas déjà disparu ou en voie de disparition?

Cette question, souvent posée, correspond à une illusion d’optique. La littérature de voie orale, c’est le grand réservoir auquel les artistes ne cessent de puiser, ou, pour mieux dire, la partie cachée de l’iceberg. Sans doute est-elle menacée par la diffusion de l’imprimé, mais les mass media ont, en même temps, contribué à la fixer et à la recueillir. De plus, elle se transmet par les enfants et les «mères-grand», à un âge où la mémoire est particulièrement fidèle ou associée à des gestes et à des traditions inoubliables. Quoi qu’il en soit, les premières grandes œuvres imprimées de littérature de jeunesse ramènent à ce répertoire: Histoires, ou Contes du temps passé , attribués à Charles Perrault (1697), Tommy Thumb’s Pretty Son Book (1744) et Top Book of All (1760), recueils de rhymes regroupés par l’éditeur Cooper ou contes publiés par le libraire John Newbery qui, «À l’enseigne de la Bible et du Soleil», lance la première collection explicitement destinée à l’enfance, celle des chapbooks. Les premières collectes, celles de ma mère l’Oye et des Anglais, semblent liées à l’esprit «moderniste» qui, contre les Anciens, cherche des voies nouvelles pour la pédagogie et les découvre dans les traditions; les suivantes, au XIXe siècle, par exemple celle des frères Grimm, parue de 1813 à 1822, ou celle de Jukovski et d’Afanasjev entre 1859 et 1864, ont correspondu à l’éveil des nationalités, aux luttes pour l’indépendance et à l’essor démocratique.

L’étonnant et durable succès des contes populaires auprès de la jeunesse tient sans doute au fait que chaque enfant passe par un «âge du conte», où il a particulièrement besoin d’imaginer l’avenir, de se faire peur et de se rassurer, mais d’autres raisons paraissent au moins aussi importantes. La littérature orale a découvert depuis longtemps, en tout cas plusieurs siècles avant les pédagogues de métier, la méthode éducative qui associe les acquisitions au jeu et au rire. C’est aussi une littérature du dialogue, qui bénéficie de l’acquis accumulé par des générations quasi infinies d’expérimentateurs naturels, parents et enfants.

Il ne s’ensuit pas qu’il faille valider sans examen l’intégralité de ce répertoire. Les «contes d’avertissement», malgré leur efficacité, justifient les plus extrêmes réserves et ne doivent être utilisés qu’avec prudence. La «pédagogie de la peur» était du reste déjà contestée à l’époque de Perrault.

Autre source de difficulté: les superstitions. Les contes merveilleux, qui en véhiculent beaucoup, à partir de la Réforme et de la Contre-Réforme sont peu à peu rejetés du répertoire des adultes. Ils échouent dans celui de la jeunesse. Cette évolution date des révoltes populaires de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle. Les adaptateurs identifient littérature du peuple et littérature de l’enfant, confondant la «naïveté» de l’un, qui est due à l’âge, et celle de l’autre, qui tient à sa condition et à la carence des lois scolaires. La pédagogie moderne remet en question cette assimilation. Tout merveilleux n’est pas profitable à l’enfant. Il n’est en tout cas pas si évident que le folklore, «enfance de l’art», se transforme automatiquement, par une sortie d’alchimie spontanée, en «art de l’enfance».

3. De la littérature intentionnelle à la littérature dérobée

Des éducateurs professionnels ont, à plusieurs reprises, tenté de créer de toutes pièces la littérature de jeunesse. L’exemple le plus significatif est sans doute celui du Grand Siècle français. Par un heureux concours de circonstances, la plupart des grands artistes vivants ont été amenés à s’occuper d’enfants et à écrire pour eux: ainsi Bossuet, La Fontaine et Fénelon, pour le «grand dauphin» ou pour le duc de Bourgogne, Racine pour les fillettes de Saint-Cyr, etc. Sans doute, la moisson a-t-elle été abondante et de qualité, mais on a quelque peine, de nos jours, à y distinguer des livres pour les jeunes. Les Fables de La Fontaine, Esther et Athalie , c’est vrai, sont expliquées dans les classes, mais ne sont pas pour autant des «classiques pour enfants». Et que dire de la Grammaire latine de Bossuet, et des quarante et un volumes de textes latins et grecs, annotés, dont il a dirigé la publication ad usum delphini ? Ce sont de bons manuels, sans plus. La seule réussite, dans ce secteur, a été l’Orbis pictus (1658) du pédagogue morave Comenius, sorte de vocabulaire à figures qui, dosant avec art texte et illustrations, annonce les recherches contemporaines en matière d’albums.

La pédagogie, essentiellement occupée d’instruire, ne découvre que très tard l’idée d’éducation ou de formation permanente. De plus, pendant des siècles, les problèmes pédagogiques ne se posent que pour les enfants des rois, des princes ou des privilégiés, qu’il faut considérer comme des «adultes en miniature». Ainsi se trouve faussée à la base toute création destinée à la jeunesse qui, pour être valable, doit reposer sur l’idée d’une égale dignité de tous les hommes, et aussi tenir compte que la jeunesse est un état spécifique, ayant ses centres d’intérêt et ses possibilités de compréhension. Autre facteur de vieillissement: œuvres didactiques, ces livres entendent se lier à la science, qui progresse vite.

Ces divers facteurs expliquent la rapide usure qui atteint ce secteur «octroyé». Les enfants ne s’y attardent guère et lui préfèrent un autre répertoire, composé d’œuvres qu’ils choisissent librement parmi les productions destinées aux adultes. On sait ainsi qu’ils ont raffolé du «fatras» des romans de chevalerie et de la littérature de colportage, et qu’ils se sont emparés de Don Quichotte dès sa publication. Mais les exemples les plus caractéristiques sont ceux de Robinson Crusoé de Defoe (1719) et des Voyages de Gulliver de Swift (1726). Leur succès, sur le moment, a surpris. Mais la psychologie contemporaine aide à l’expliquer. Si ces œuvres ont plu aux jeunes, c’est qu’ils y ont retrouvé deux situations qui, pour eux, sont fondamentales. Gulliver, entre ses géants et ses nains, figure le continuel effort d’accommodation que suppose la croissance. Petit parmi les grands, le jeune être est en même temps grand parmi les plus petits. Robinson, dans son île, représente la détresse de l’enfant dans ce monde incompréhensible où il se trouve jeté, monde qu’il finira cependant par comprendre et par maîtriser. Rousseau, dans l’Émile (1762), avait du reste ratifié le plus important de ces choix. Il condamne en effet tous les livres pour enfants de son époque, à l’exception du seul Robinson , précisément parce qu’il ne s’agit pas d’une œuvre romanesque: «Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson dans son île et finissant à l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer, sera tout à la fois l’amusement et l’instruction d’Émile [...]. Je veux que la tête lui en tourne, qu’il s’occupe sans cesse de son château, de ses chèvres, de ses plantations, qu’il apprenne en détail, non dans les livres, mais sur les choses, tout ce qu’il doit savoir en pareil cas.»

Analyser ainsi Robinson, c’est mettre à jour une fiction pédagogique et une veine romanesque. Les pédagogues ne laisseront pas perdre la leçon. À chaque progrès de la science et de la technique, à chaque époque, à chaque nation, à chaque groupe social ou à chaque idéologie correspondront bientôt de nouvelles «robinsonnades». Parmi les plus célèbres, au XIXe siècle, il faut noter le Robinson suisse (1819) de Wyss, inventeur d’un type d’aventure à la fois inquiétant et rassurant, le «naufrage en famille» et, au XXe siècle, le Vendredi de Michel Tournier (1971) à la fois écologique et antiraciste.

4. L’âge d’or de la littérature de jeunesse

Avec le XIXe siècle apparaissent des facteurs nouveaux qui entraîneront un essor extraordinaire de cette littérature, essor qui peut même apparaître comme une seconde naissance.

La révolution industrielle et la concentration urbaine favorisent la poussée démocratique et mettent à l’ordre du jour le problème de l’éducation populaire. L’effort d’alphabétisation se précise et se développe (en Hollande, emploi de la méthode simultanée dès les dernières années du XVIIIe siècle; en France, loi Guizot de 1833 sur l’enseignement primaire, etc.). Un nouveau public se constitue, mi-juvénile mi-populaire, avide de lecture, mais encore peu conscient de ses intérêts et de ses besoins. Journaux et revues pour la jeunesse se multiplient. Parmi les plus célèbres, il faut citer le Journal des enfants de Louis Desnoyers, inventeur de la formule du feuilleton et créateur du personnage de Jean-Paul Choppart (1842), sympathique chenapan et prototype d’une longue postérité «d’affreux Jojos», et le Magasin d’éducation et de récréation de Hetzel où parurent pour la première fois la plupart des bons textes pour la jeunesse du siècle, de Maroussia de Marko Wovzog à l’Histoire d’une bouchée de pain de Jean Macé (1861). Autre grand succès de l’époque: la vaste comédie enfantine de Mme de Ségur, publiée dans la célèbre «Bibliothèque rose» entre 1857 et 1874, d’inspiration ultramontaine et féodale, mais qui charme encore à cause du naturel et de la justesse de ton. C’est l’époque où l’industrie, en pleine expansion, utilise au maximum la main-d’œuvre enfantine qui n’est pas en mesure de se défendre et que ne protège encore aucune législation. Le feuilleton, fidèle miroir des problèmes qui passionnent l’opinion, dénonce cette exploitation inhumaine. Les héros enfantins se multiplient: gosses courageux et gais qui se battent, comme Gavroche, pour une vie meilleure, mais plus souvent encore amers et sombres révoltés comme Poil-de-Carotte ou Jacques Vingtras, ou encore épaves comme ce Petit Chose d’Alphonse Daudet, acculé au suicide par l’incompréhension des adultes. Beaucoup de ces romans centrés autour d’enfants, à cause de leur pessimisme fondamental, ne sont pas des livres pour enfants, mais ils se recommandent toujours par leur générosité et leur pouvoir d’émotion. Cette veine romanesque a abouti à deux classiques de la préadolescence, centrés tous deux autour du thème du «nid» perdu et retrouvé, Sans famille (1878) et En famille (1893) d’Hector Malot.

L’éveil des nationalités, en développant les collectes systématiques dont il a déjà été question, a entraîné aussi l’élaboration d’œuvres modernes, mais volontairement traditionnelles et typiquement nationales. C’est le cas des célèbres Contes d’Andersen publiés à partir de 1835, des Nonsense d’Edward Lear (1841) et d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865), de Pinocchio de Collodi (1880), ou du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf (1907). Il faut réserver une place à part aux jeunes États-Unis qui ont apporté une contribution très importante à ce répertoire de type nouveau: les Contes de l’oncle Rémus de Joël Chandler Harris (1880-1910) et surtout, un vrai chef-d’œuvre, peut-être le plus complexe et le plus riche de toute la littérature de jeunesse, le Huckleberry Finn de Mark Twain (1884).

Enfin, le progrès des connaissances et le développement des communications donnent une nouvelle impulsion aux récits de voyages et aux romans d’aventures. R. L. Stevenson situe dans les mers du Sud son exemplaire L’Île au trésor (1883); R. Kipling, dans Le Livre de la jungle (1894-1895) crée ou retrouve le mythe de l’enfant à la fois sauvage et plus humain, nourri et instruit par des animaux pleins de sagesse dont il a appris le langage. J. London et J. O. Curwood entraînent leurs lecteurs dans le Grand Nord, à la suite de chiens rudes et fidèles qui, parfois, hésitent entre l’appel de leur race et l’amitié des hommes. Mais l’œuvre la plus caractéristique de l’époque – et qui d’ailleurs garde son actualité à la nôtre – est celle de Jules Verne. Inspiré et soutenu par son éditeur, P. J. Hetzel, il entreprend la longue suite de ses Voyages extraordinaires (1863-1905) où la science-fiction cède le pas, le plus souvent, à l’anticipation politique et sociale.

5. La littérature de jeunesse contemporaine

La production encore artisanale du livre de jeunesse va changer de nature dans les premières années du XXe siècle. Rachetées ou infiltrées par le capital financier, les éditions de livres pour enfants recherchent le profit immédiat, en se fondant sur des études de marché qui s’efforcent de connaître et de satisfaire les goûts du moment et non de susciter des besoins à plus longue échéance. C’est l’invasion des bandes dessinées mal dessinées et charbonneuses et des comics . Quelques graphistes courageux et pleins de talent s’imposent néanmoins: à l’intérieur même de l’entreprise Offenstadt, Louis Forton avec ses Pieds Nickelés , à l’extérieur Joseph Pinchon, avec Bécassine , et surtout Hergé avec le cycle de Tintin et Jean de Brunhoff avec Babar . L’hebdomadaire La Semaine de Suzette (1905-1960) représente une réaction contre ce courant purement commercial, mais défend aussi des valeurs nationalistes et hexagonales discutables.

L’entre-deux-guerres

Contre la pseudo-littérature axée sur le profit vont s’élever, pendant l’entre-deux-guerres, des chercheurs, des écrivains, des illustrateurs, des éditeurs et des bibliothécaires. La révolution soviétique a un double effet: positif – Gorki est chargé par Lénine de superviser la littérature de jeunesse et il crée une collection encyclopédique très ouverte. Makarenko entreprend la réinsertion dans la société de jeunes délinquants (Le Poème pédagogique ), Lev Cassil cherche à remplacer la magie des anciens temps par une féerie de type nouveau. Mais l’autoritarisme et la répression de Staline auront pour effet la fuite hors d’U.R.S.S. de nombreux graphistes que l’on retrouve au Bauhaus à Munich, puis à Paris, autour du Père Castor (Paul Faucher). C’est grâce à celui-ci, et à une équipe d’illustrateurs parmi lesquels Nathalie Parain et Fedor Rojankovsky, qu’on assiste en France à un renouvellement total de la notion même de livre de jeunesse, aussi bien dans son format que dans son illustration ou dans les thèmes et les textes choisis. Le Père Castor utilise les recherches des psychologues tchèques Havranek et Bakule. Autres éditeurs efficaces de l’époque: Étienne Bourrelier et Tatiana Rageot, fondatrice des éditions de l’Amitié. Ils créent ensemble le prix Jeunesse, qui couronne Charles Vildrac et révèle Colette Vivier.

Désormais, la littérature de jeunesse n’est plus un ghetto: quelques-uns des meilleurs écrivains de l’époque s’adressent aux enfants. En Angleterre, après Kipling, Tolkien leur propose son univers, celui des Hobbits, Alexis Tolstoï réécrit Pinocchio . En France, André Maurois leur ouvre Le Pays des 36 000 volontés . On doit à Georges Duhamel Les Jumeaux de Vallengoujard , à François Mauriac Le Drôle et à Paul Eluard le poétique et autobiographique Grain d’Aile . Mais la plus belle réussite et le plus grand succès de l’époque restent Les Contes du chat perché de Marcel Aymé. Mentionnons également Le Petit Prince de Saint-Exupéry et les livres de Jacques Prévert tels que L’Opéra de la Lune , illustré par Jacqueline Duhème, et soulignons le rôle d’éveilleur que joua le grand comparatiste Paul Hazard. Paru en 1932, son ouvrage Le Livre, les enfants et les hommes exerce et exercera une influence considérable.

L’après-guerre

Le manque de papier et la priorité donnée à la reconstruction favorisent en 1945 les éditeurs plus soucieux de leurs intérêts que de ceux des enfants. Les bandes dessinées de mauvaise qualité reviennent à la charge; c’est aussi le temps des séries policières dont le détective est un enfant: genre dont une professionnelle, Enid Blyton, définit et fignole la formule avec Le Club des cinq . La réaction contre cette littérature conventionnelle et commerciale est multiple. D’abord, ce qu’on pourrait appeler des «contre-séries»: celle, bien écrite et humoristique, d’Astrid Lindgren, Fifi brin d’acier ; celle, authentique et rieuse, de J. Brisley, Histoires d’une toute petite fille ; celle de A. A. Milne (Winnie-the-Pooh ); et, en France, celle de Bonzon (La Famille H.L.M. ), réaliste et inventive. Autre réaction, à la fois théorique et éditoriale: un ex-enseignant, François Ruy-Vidal, rappelle qu’un bon livre pour enfants est un bon livre tout court et se fait, dans plusieurs albums, l’interprète d’enfants insatisfaits de l’indifférence de leurs institutrices; il souhaite aussi que les livres d’enfants n’évitent pas les sujets tabous, mais servent en quelque sorte de vaccins, introduisant ces sujets à des doses homéopathiques – suggestion qui soulève la colère de la psychanalyste Françoise Dolto.

Autre réaction qui va prendre une importance considérable: la création des «livres de poche» à grand tirage et à bas prix qui vont permettre d’opposer à une production médiocre les classiques de la littérature de jeunesse à des prix abordables. De même, l’apparition de nouveaux outils (aérographe, acrylique) et de techniques inédites augmente les possibilités graphiques de la littérature pour la jeunesse.

En 1968, l’édition pour les enfants peut schématiquement se décrire ainsi. On trouve, d’un côté, les traditionalistes, qui vivent sur les idées reçues et publient, en fonction des goûts actuels du public, précisés par des études de marché. D’un autre côté existent des petites éditions expérimentales, soutenues ou non par de grandes maisons qui les utilisent comme poissons pilotes. Elles cherchent à éveiller et à prévoir les nouveaux besoins de l’enfant. Enfin, dans l’expectative, de grandes maisons qui explorent, directement ou par intermédiaires, des territoires nouveaux.

En 1973 survient la première crise du pétrole qui va s’aggraver peu à peu jusqu’à la guerre du Golfe. Les grandes entreprises menacées par la récession se restructurent et se concentrent. Si elle a eu des effets certains sur toute l’édition, il faut souligner que cette suite de soubresauts économiques n’a pas empêché une forte progression des titres pour la jeunesse et du nombre d’exemplaires produits. En 1992, la part de la littérature de jeunesse dans le chiffre d’affaires de l’édition représente 8,9 p. 100 (elle était de 7,65 p. 100 en 1971). Notons cependant qu’entre 1990 et 1992 le volume des ventes a décrû de 13 p. 100 (J. M. Bouvaist, Crise et mutation dans l’édition française , Cercle de la Librairie, 1993). Beaucoup de parents semblent se détourner en partie des fictions et se rabattre sur les ouvrages documentaires, considérés comme parascolaires, donc plus utiles. Le courant encyclopédique s’élargit et s’approfondit, ce qui pose de sérieux problèmes techniques et économiques aux éditeurs, dans la mesure où les acheteurs deviennent de plus en plus exigeants.

Mais l’élan imprimé ces dernières décennies à la littérature pour la jeunesse demeure. En témoignent notamment l’extension des bibliothèques municipales et l’implantation progressive des C.D.I. (centres de documentation et d’information) dans les collèges, celle des B.C.D. (bibliothèques centres documentaires) dans les écoles primaires. Il est loin le temps où l’Heure joyeuse, première bibliothèque enfantine créée en 1924 à Paris, faisait figure d’expérience isolée! Mentionnons également le succès remporté par des manifestations telles que la Children’s Book Week aux Pays-Bas, la foire de Bologne, ou encore le Salon du livre de jeunesse à Montreuil.

Quelles sont les caractéristiques de la littérature de jeunesse en ces dernières années du XXe siècle?

Elle dépend totalement de la situation des entreprises éditoriales. Concentrées, celles-ci «redéploient leur personnel» et ont tendance à licencier les directeurs de collections qui ne se sont pas révélées immédiatement rentables. La plupart des projets de sensibilisation à long terme sont abandonnés.

Les collections encyclopédiques sont considérées comme un «secteur porteur», à condition d’être cautionnées par les recherches les plus récentes et d’offrir les illustrations les plus attrayantes, ce qui coûte cher. Solutions adoptées par les plus grands éditeurs, en particulier par Gallimard et Larousse: la coédition et la coproduction qui ventilent les frais entre les éditeurs de plusieurs pays. La collection Découvertes (Gallimard-Jeunesse) est exemplaire de ce choix.

Parallèlement aux grands groupes, tels Bayard, Le Centurion, les éditions de Milan, et aux maisons comme Grasset ou Gallimard dont la production, dans le domaine de la littérature de jeunesse, se calque sur le mouvement et les tendances de l’édition générale, un archipel de petites maisons existe toujours, qui sont les véritables lieux de créativité: dans la lignée du précurseur qu’est l’École des loisirs, citons notamment Le Sourire qui mord, Ipomée, Nord-Sud, Mascaret, ou encore Rivages. C’est là que des illustrateurs tels que Grégoire Solotareff, Alain Le Saux ou Anne Bozellec trouvent à s’exprimer.

On assiste au développement considérable des «pré-livres». Ce secteur, défriché par le Père Castor (son imagier), est en plein essor. Il s’agit de donner au tout-petit l’habitude de l’objet-livre, de le transformer en «objet transitionnel» en l’associant par exemple à la présence, à la voix et à l’odeur de la mère. Si l’enfant situe le livre dans la zone de ses plaisirs, son apprentissage de la lecture, plus tard, sera facilité. L’idée a fait également son chemin, des revues ou des journaux-livres capables de sensibiliser à la lecture les enfants de deux à douze ans.

Les plus grands auteurs pour adultes continuent à écrire pour les enfants; ainsi, en France, Marguerite Yourcenar, Ionesco, J. M. G. Le Clézio, Bernard Clavel, Pierre Gripari ou Michel Tournier, William Golding et Roald Dahl en Angleterre, Italo Calvino et Dino Buzzati en Italie.

Les plus grands graphistes, tels Étienne Delessert, Noëlle La Vaivre, Roland Topor,
s’intéressent au livre d’enfants. L’illustration prend son indépendance, elle n’est plus la paraphrase du texte, mais s’insère dans la page, l’envahit, la bouscule, devient un texte parallèle.

Par opposition à la tendance moralisatrice d’une certaine littérature pédagogique, la littérature de jeunesse se veut délibérément «ludique». Elle joue avec les mots (Jacqueline Held, Pef) et, pour mieux gérer les peurs de l’enfant, multiplie les monstres qui se révèlent à l’usage, récupérables (Maurice Sendak, Tomi Ungerer). Cette vogue du hideux culmine avec la mode des dinosaures qui restent très laids, mais qui sourient.

Un grand nombre d’enfants de travailleurs migrants fréquentent aujourd’hui nos écoles maternelles et primaires. Conséquence: la parution de livres bilingues de qualité (en France, par exemple, les éditions Syros).

Perspectives d’avenir

Certains ont cru, en 1953, que les livres de poche menaçaient l’industrie de l’édition. Or c’est le contraire qui s’est produit. Il s’est révélé qu’ils atteignaient un nouveau public et que, en définitive, ils élargissaient le vivier où se forment les vrais lecteurs. En 1992 et 1993 se produit une révolution du même genre: la parution de petits livres qui rappellent les brochures de colportage et qui publient à très bas prix (1 000 lires en Italie et 10 francs en France) des textes brefs d’auteurs classiques ou parfois contemporains.

Quelques enseignants déplorent parfois que les jeunes ne lisent plus (ce qui est tout à fait inexact, d’ailleurs). Les jeunes lisent beaucoup, mais ils lisent autrement . Et puis, sommes-nous si certains de leur fournir les livres qui correspondent à leurs préoccupations et à leurs besoins?

De nouveaux problèmes ont surgi: la défense de la nature, la menace atomique; l’omniprésence de l’image télévisée, que certains éditeurs tentent maintenant de contrer en commençant à produire leurs propres séries vidéo. Des questions de tous les temps se posent, semble-t-il, autrement: le chômage, la répartition et la durée du travail ou la sexualité par exemple. Or nous ne leur offrons sur ces questions que des textes documentaires peu attrayants.

Crise de l’édition? Comment parler de crise lorsque le marché n’est pas saturé et lorsqu’un sixième de la population, dans les pays industrialisés, France comprise, est illettrée? Dans une perspective optimiste et volontariste, nous pouvons considérer nos dix millions d’illettrés jeunes ou moins jeunes comme dix millions de lecteurs potentiels.

Crise de l’édition? Ne s’agirait-il pas d’une crise des éditeurs, ou plus exactement de certains éditeurs qui ne savent pas satisfaire ni même distinguer les besoins d’un nouveau public?

L’édition pour la jeunesse, dans cette prétendue crise, peut jouer un rôle décisif. Savoir s’adresser aux enfants, les passionner pour les problèmes d’aujourd’hui, c’est préparer de nouveaux lecteurs curieux et exigeants pour demain et assurer l’avenir de l’édition tout entière. Et, au-delà de ces questions strictement économiques, c’est aussi former des citoyens cultivés et responsables qui sauront peut-être trouver des solutions nouvelles aux problèmes que nous n’avons pas su résoudre.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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